— Des gens ! Ce sont des gens ! Ils doivent avoir des harnais anti-g ! On va passer en plein milieu !

Horza jeta un bref coup d’œil au répéteur de Wubslin et dut se rendre à l’évidence : le nuage noir occupant la quasi-totalité du petit écran se composait d’êtres humains évoluant lentement dans les airs, soit en combinaison, soit en vêtements ordinaires. Il y en avait des milliers, et cela à moins d’un kilomètre d’eux, distance qui, d’ailleurs, diminuait rapidement. Wubslin fixait l’écran en agitant la main.

— Écartez-vous ! Mais écartez-vous donc !

Horza ne voyait vraiment pas comment contourner cette masse d’humains volants, ni comment passer au-dessus ou au-dessous d’elle. Qu’ils soient en train de jouer à quelque curieux jeu aérien ou simplement de s’amuser un peu, ils étaient trop nombreux, trop proches et trop éparpillés.

— Merde ! lança Horza.

Il se prépara à couper les moteurs à plasma arrière avant que la Turbulence ne pénètre dans le nuage humain. Avec un peu de chance, là encore, on serait peut-être arrivés de l’autre côté quand il faudrait les rallumer, ce qui éviterait d’incinérer tout le monde.

— Non ! hurla Wubslin.

Il rejeta violemment ses sangles de sécurité, sauta sur Horza et chercha à s’emparer des commandes. Le Métamorphe tenta de le repousser, mais en vain. Les manettes lui échappèrent et, sur l’écran principal, la vue s’inclina brusquement avant de se mettre à tournoyer. Le nez du vaisseau filant à toute allure se détourna de la sortie du VSG ainsi que du nuage d’individus aéroportés pour se diriger vers la falaise piquetée de lumières signalant des entrées de Superdocks. D’un revers de bras, Horza frappa Wubslin à la tête et l’expédia au sol, assommé. Il détacha des commandes les doigts inertes de l’ingénieur, mais il était trop tard pour changer de cap. Horza stabilisa l’appareil sur son itinéraire.

La Turbulence Atmosphérique Claire se dirigeait vers un Superdock ouvert ; puis elle s’engouffra par la porte et survola rapidement le squelette d’un astronef en reconstruction. Au passage, le dégagement de ses moteurs déclencha des incendies, roussit des chevelures, carbonisa des vêtements et aveugla nombre d’yeux non protégés.

Horza vit du coin de l’œil Wubslin gisant inconscient sur le sol et roulant doucement sur lui-même tandis que la TAC couvrait les cinq cents mètres qui la séparaient du fond du Superdock. Les portes donnant sur le dock voisin étaient ouvertes, ainsi que les suivantes, et ainsi de suite. Ils s’étaient engagés dans un tunnel de deux kilomètres de long qui surplombait les docks d’amarrage et de réparation occupés par un des anciens armateurs d’Évanauth. Horza ignorait ce qu’il trouverait au bout, mais vit qu’avant d’y arriver il serait obligé de survoler le dessus d’un gros astronef qui emplissait la quasi-totalité du dock suivant.

Le Métamorphe orienta vers l’avant l’échappement des moteurs à fusion afin de commencer à ralentir l’appareil. La manœuvre s’exécuta et deux traits de feu flamboyèrent de chaque côté de l’écran. Wubslin, dont le corps n’était plus maintenu par rien, glissa vers l’avant sur le sol de la passerelle et resta coincé, en partie sous le tableau de bord et en partie sous son propre siège. Horza releva le nez de la TAC tandis qu’approchait le museau écrasé du vaisseau spatial stationné au-dessous d’eux.

La Turbulence Atmosphérique Claire fonça vers le plafond du Superdock, fila à toute allure entre celui-ci et la partie supérieure de l’astronef, puis redescendit de l’autre côté et, tout en continuant de perdre de la vitesse, traversa rapidement un dernier Superdock pour se retrouver dans un nouveau corridor dégagé. Mais il était trop étroit. Horza plongea à nouveau, vit approcher le sol et actionna les lasers. La TAC entra dans un nuage en expansion de débris incandescents et fut à nouveau agitée de frémissements et de soubresauts ; la silhouette trapue de Wubslin réapparut et s’envola vers la porte du fond de la passerelle.

Horza crut tout d’abord qu’ils étaient enfin parvenus à l’extérieur, mais non. Ils se trouvaient en fait dans un de ces endroits que la Culture appelait Docks Généraux.

La TAC piqua encore une fois du nez, puis se redressa. Elle évoluait à présent dans un espace qui semblait plus vaste que le centre même du VSG : le dock du Mégavaisseau, celui que Horza avait vu tirer des eaux par une centaine d’antiques remorqueurs verticaux de la Culture.

Le Métamorphe eut le temps de regarder autour de lui. Le temps, l’espace, ce n’était pas ce qui manquait. Le Mégavaisseau logé dans le dock géant évoquait irrésistiblement une petite ville posée sur une grande plaque de métal. La Turbulence Atmosphérique Claire en dépassa la poupe, survola des tunnels occupés par des lames de propulseurs mesurant bien dix mètres de large, contourna la première plate-forme arrière, où des embarcations de plaisance attendaient en cale sèche qu’on les remette à l’eau, fila au-dessus des tours et des spires de sa superstructure, puis s’engagea au-dessus des proues. Horza reporta son regard vers l’avant. Les portes du Dock Général, si c’étaient bien des portes, se profilaient à quelque deux kilomètres de là. Elles mesuraient bien deux kilomètres de haut sur le double de large. Horza se contenta de hausser les épaules ; on finissait par se sentir blasé devant ce genre de chose. On verra bien, se dit-il.

Les lasers forèrent un trou dans le mur de matière, une ouverture qui s’élargit, lentement et vers laquelle Horza fonça tout droit. Un tourbillon d’air s’amorça autour du trou ; la TAC se trouva bientôt prise dans un petit cyclone horizontal et se mit à virevolter sur elle-même. Puis elle passa de l’autre côté et se retrouva dans l’espace.

 

Entouré d’une bulle d’air et de cristaux de glace qui ne tardèrent pas à se disperser, l’appareil surgit du Véhicule Système Général et se précipita enfin dans le vide et les ténèbres parsemées d’étoiles. Derrière lui, un champ de force referma d’un coup la brèche qu’il avait pratiquée dans les portes du Dock Général. Horza sentit cafouiller les moteurs à plasma, brusquement coupés de leur source d’air extérieure ; puis les réservoirs internes prirent le relais. Il allait les couper et entamer en douceur la procédure d’amorçage des moteurs à gauchissement lorsque les haut-parleurs de son appuie-tête se mirent à crépiter.

— Police portuaire d’Évanauth. Et maintenant, bande de salauds, on continue tout droit et on commence tout de suite à ralentir ! Police portuaire d’Évanauth à vaisseau en infraction : maintenez ce cap et…

Horza tira sur les manettes ; lancée en pleine accélération, la TAC se mit à décrire un immense arc au-dessus de la poupe du VSG. Puis elle survola en un éclair le carré d’un kilomètre de côté représentant la sortie qu’elle aurait dû emprunter. Wubslin s’était mis à gémir ; au moment où l’appareil relevait le nez pour foncer droit devant, vers le labyrinthe de docks et de portiques abandonnés qui constituait le port d’Évanauth, il rebondit plusieurs fois sur la paroi de la cabine. Tout en suivant sa trajectoire, la TAC pivotait légèrement sur elle-même toujours sous l’effet de la rotation que lui avait imprimée le tourbillon d’air à la sortie du Dock Général. Horza la laissa faire ; il ne la stabilisa à nouveau qu’en arrivant au sommet de l’anneau de l’Orbitale, alors que la zone portuaire approchait à toute allure puis glissait sous l’appareil tandis que ce dernier se redressait.

— Police portuaire à vaisseau en infraction ! Dernier avertissement ! tonnèrent les haut-parleurs. Arrêtez-vous immédiatement ou nous vous réduisons en miettes. Bon sang, mais il se dirige vers…

La transmission s’interrompit. Horza sourit tout seul. En effet, il se dirigeait bien vers l’espace séparant la face inférieure du port de la partie supérieure du VSG. La Turbulence Atmosphérique Claire naviguait entre des jonctions de transtube, des cages d’ascenseur, des portiques de bassin de radoub, des zones de transit, des navettes sur le point d’accoster, des grues de chargement… Horza la guida à travers ce dédale en laissant les moteurs à fusion tourner à pleine puissance, et introduisit le petit appareil dans les quelques centaines de mètres d’espace encombré qui séparaient l’Orbitale du Véhicule Système Général. Le radar arrière détecta des échos lancés à leur poursuite et les signala par un ping !

Les deux grues – suspendues tête en bas sous l’Orbitale tels deux gratte-ciel inversés – entre lesquelles Horza comptait se faufiler furent subitement inondées de lumière et des débris s’envolèrent en tous sens. Horza se recroquevilla dans son siège et adopta une trajectoire en vrille entre les deux nuages de décombres.

— Ces deux-là, t’es passé entre, reprit la voix crépitante du haut-parleur. Mais les prochaines, tu les prendras en plein dans le cul, champion !

La TAC déboucha au-dessus d’une plaine uniforme grise, peuplée d’engins disposés à l’oblique annonçant la proximité de l’avant du VSG. Horza retourna son appareil et partit en piqué, suivant la courbure de la proue du vaisseau géant. Le signal radar arrière se tut quelques instants puis revint.

Horza retourna encore une fois la TAC. Les bras et les jambes de Wubslin ondoyèrent faiblement, puis l’ingénieur chut lourdement contre le plafond de la passerelle et resta collé là comme une mouche, tandis que Horza exécutait un autre looping pour se remettre dans le bon sens.

Le navire s’éloignait à toute vitesse de la zone portuaire de l’Orbitale ainsi que du colossal VSG, et filait vers l’espace. Horza se souvint brusquement des affaires de Balvéda et se hâta de trouver sur le tableau de bord le bouton déclenchant les circuits vactubes. Un cadran indiqua qu’ils avaient tous achevé leur cycle. Il vit sur l’écran arrière quelque chose s’enflammer entre les deux geysers de feu-plasma. Le radar se mit à biper avec insistance.

— Bon vent, crétin ! fit la voix dans les haut-parleurs.

Horza fit faire un brusque écart au vaisseau. L’écran arrière devint tout blanc, puis tout noir. Quant à l’écran principal, il n’affichait plus que par intermittence une série de couleurs et de lignes brisées. Le haut-parleur du casque de Horza ainsi que ceux incrustés dans son siège se mirent à hurler. Tous les instruments de bord clignotaient ou affichaient une image incertaine.

Horza crut une seconde qu’ils avaient été touchés, mais les moteurs rugissaient de plus belle, l’écran principal revenait peu à peu à la normale, et les autres cadrans commençaient également à récupérer. Néanmoins, l’écran arrière demeurait vide. Un moniteur d’avaries indiquait que les capteurs avaient été anéantis par une très forte dose de radiations.

Horza crut deviner ce qui s’était passé en constatant que le radar ne se remettait pas à biper après le choc. Il rejeta la tête en arrière et éclata de rire.

Il y avait bien eu une bombe dans le fourre-tout de Balvéda. Avait-elle explosé parce qu’elle s’était trouvée prise dans le dégagement de plasma, ou parce que quelqu’un – l’individu qui s’était tout d’abord efforcé de bloquer le vaisseau à bord du VSG – l’avait amorcée à distance dès que la TAC s’était suffisamment éloignée de ce dernier pour ne pas lui causer de dégâts ? Horza l’ignorait. Quoi qu’il en fût, l’explosion avait manifestement touché les véhicules de police qui le poursuivaient.

En proie à un fou rire homérique, Horza vira pour s’éloigner encore davantage du vaste anneau que formait l’Orbitale brillamment éclairée, fonçant droit vers les étoiles et préparant les gauchisseurs à prendre le relais des moteurs à plasma. Une jambe prisonnière de l’accoudoir de son siège, Wubslin, qui était enfin retombé du plafond, poussa un faible gémissement.

— Maman, disait-il. Maman, dis-moi que ce n’est qu’un rêve…

Horza pouffa de plus belle.

 

— Espèce de cinglé ! souffla Yalson en secouant la tête, les yeux écarquillés. Je ne t’ai jamais rien vu faire d’aussi dément. Tu es complètement fou, Kraiklyn. Moi, je m’en vais. Tu as ma démission, valable à partir de maintenant… Merde ! Je regrette de ne pas être partie chez Ghalssel avec Jandraligeli… Tu peux me débarquer à la première escale.

Horza se laissa tomber lourdement sur la chaise trônant en bout de table. Yalson, elle, était tout au fond du mess, sous l’écran qui retransmettait les images du moniteur principal de la passerelle. La TAC fonçait à plein gauchissement. On était maintenant à deux heures de Vavatch. Personne n’avait tenté de les poursuivre après la destruction de l’appareil de police, et le vaisseau se rapprochait progressivement de l’itinéraire que Horza lui avait fixé : il se dirigeait vers le théâtre des hostilités, vers la limite de la Falaise Scintillante, vers le Monde de Schar.

Dorolow et Aviger avaient pris place à côté de Yalson ; manifestement, ils étaient encore très secoués. La bouche ouverte, les yeux vitreux, tous deux regardaient Horza comme si celui-ci les tenait sous la menace d’une arme. De l’autre côté de Yalson se trouvait Pérosteck Balvéda ; inerte, le menton reposant sur la poitrine, elle était maintenue en position assise par les sangles de sécurité de son siège.

Il régnait dans le mess un fouillis inextricable. La TAC n’avait pas été préparée à cette série de manœuvres brutales, et rien n’avait donc été mis en sécurité. On voyait çà et là, sur le plancher de la salle, des assiettes et des récipients variés, deux chaussures, un gant, des bandes magnétiques à demi déroulées et divers autres objets hétéroclites. Yalson avait reçu quelque chose en pleine figure, et un filet de sang séchait sur son front.

Hormis de brefs séjours aux toilettes, Horza n’avait laissé bouger personne depuis deux heures. Il avait ordonné aux membres de la Compagnie de rester où ils étaient, par le circuit de communication général, tandis que la TAC s’éloignait de Vavatch en suivant une trajectoire sinueuse et quelque peu erratique. Il s’était tenu prêt à relancer les moteurs à plasma ainsi que ses lasers, mais aucun autre poursuivant ne s’était montré. Il estimait à présent avoir franchi une distance suffisante pour se sentir en sécurité et passer en gauchissement.

Il avait laissé sur la passerelle un Wubslin qui s’affairait maintenant à bichonner de son mieux les circuits maltraités de la Turbulence Atmosphérique Claire. L’ingénieur s’était excusé d’avoir empoigné les manettes et s’était fait tout petit ; évitant le regard de Horza, il s’était mis à ramasser quelques débris tombés sur le sol de la passerelle et à renfoncer sous le tableau de bord les fils qui s’en étaient échappés. Horza lui dit qu’il avait bien failli tous les tuer, mais que, d’un autre côté, on pouvait lui faire le même reproche et donc que, pour cette fois, on passerait l’éponge, puisqu’ils s’en étaient sortis indemnes. Wubslin hocha la tête et déclara qu’il se demandait encore par quel miracle. Il n’arrivait pas à croire que le vaisseau fût pratiquement intact. Ce qui n’était d’ailleurs pas le cas de l’ingénieur : il était couvert de bleus.

— Je crains fort, dit Horza à Yalson une fois qu’il se fut assis et qu’il eut posé les pieds sur la table, que notre première escale soit peu attrayante et plutôt sous-peuplée. Je ne suis pas sûr que tu aies vraiment intérêt à t’y faire débarquer.

Yalson posa sur la table le lourd étourdisseur.

— Et on peut savoir où on va ? Mais enfin, qu’est-ce qui se passe, Kraiklyn ? Qu’est-ce que c’était que ce délire dans le VSG ? Et elle, qu’est-ce qu’elle fait là ? Qu’est-ce que la Culture a à voir là-dedans ? fit-elle en indiquant Balvéda d’un mouvement de tête.

Lorsque Yalson se tut dans l’attente d’une réponse, Horza continua à fixer la représentante inconsciente de la Culture. Aviger et Dorolow rivaient sur lui le même regard interrogateur.

Mais il n’eut pas le temps de répondre : le petit drone débouchait du couloir de la section habitation ; il entra dans le mess en flottant dans les airs, examina la salle, puis se posa sur la table centrale.

— J’ai cru comprendre que c’était l’heure des explications. Je me trompe ? fit-il en se tournant carrément vers Horza.

Horza détacha son regard de Balvéda pour le reporter sur Aviger et Dorolow, puis sur Yalson, et enfin sur le drone.

— Bon, autant que vous sachiez la vérité, tous tant que vous êtes : nous nous dirigeons vers un endroit appelé Monde de Schar. C’est une des Planètes des Morts.

Yalson eut l’air interloqué. Aviger déclara :

— J’ai entendu parler des ces planètes-là. Mais on ne nous laissera pas aborder.

— C’est de pis en pis ! constata le drone. À votre place, commandant Kraiklyn, je regagnerais le VSG Finalités de l’Invention et je me rendrais aux autorités. Je suis sûr qu’on vous accorderait un procès en bonne et due forme.

Horza fit la sourde oreille. Il soupira, fit des yeux le tour de la pièce, étira ses jambes et bâilla.

— Je suis désolé que vous soyez tous embarqués, de gré ou de force, dans cette expédition, mais il faut que j’aille là-bas, et je ne peux pas me permettre de m’arrêter en route pour vous laisser descendre. Vous êtes donc bien obligés de suivre.

— Ah bon, c’est comme ça ? fit le petit drone.

— Eh oui, répondit Horza en le regardant, c’est comme ça.

— Mais enfin, puisque je te dis qu’ils ne nous laisseront pas approcher ! Ils ne veulent personne là-bas. Il y a une espèce de no man’s land autour de ces planètes.

— On verra bien quand on y sera, répliqua Horza en souriant.

— Tu n’as pas répondu à mes questions, reprit Yalson. (Elle regarda de nouveau Balvéda, puis l’arme posée sur la table.) J’assomme cette pauvre fille chaque fois qu’elle menace d’ouvrir une paupière, et maintenant, j’aimerais bien savoir pourquoi.

— Il me faudrait des heures pour tout vous expliquer, mais, en bref, disons qu’il y a sur le Monde de Schar quelque chose dont les idirans et la Culture veulent tous les deux s’emparer. J’ai… un contrat, une mission dont m’ont chargé les Idirans, et qui consiste à aller récupérer cette chose.

— Vous êtes un authentique paranoïaque ! fit le drone d’un ton incrédule. (Il s’éleva au-dessus de la table et pivota pour prendre les autres à témoin.) Cet homme est complètement fou !

— Les Idirans nous auraient embauchés nous – ou plutôt toi – pour aller rechercher ce truc ?

La voix de Yalson exprimait une incrédulité totale. Horza la regarda et sourit.

— Tu veux dire que cette femme, dit Dorolow en désignant Balvéda, a été envoyée par la Culture pour se joindre à nous, nous infiltrer… Tu parles sérieusement ?

— Tout à fait. Balvéda était à ma recherche. Elle en avait aussi après Horza Gobuchul. Elle voulait aller grâce à nous jusqu’au Monde de Schar, ou alors nous empêcher d’y arriver. (Horza se tourna vers Aviger.) À propos, il y avait bien une bombe dans ses affaires ; elle a explosé juste après que je l’ai expulsée des tubes, et elle a fait sauter les vaisseaux de la police. Nous avons tous été irradiés, mais rien de mortel.

— Et Horza dans tout ça ? reprit Yalson en le regardant d’un air mauvais. C’était juste une entourloupette, ton histoire, ou bien l’as-tu réellement rencontré ?

— Il est vivant, Yalson ; et pas plus en danger que n’importe lequel d’entre nous.

Wubslin apparut dans l’encadrement de la porte de la passerelle ; son air penaud ne l’avait pas quitté. Il salua Horza d’un signe de tête et s’assit non loin de lui.

— Tout se présente bien, Kraiklyn.

— Parfait, répondit Horza. J’étais justement en train d’expliquer à tout le monde que nous nous dirigions vers le Monde de Schar.

— Ah, oui, fit l’ingénieur, qui regarda les autres en haussant les épaules.

— Kraiklyn, reprit Yalson en se penchant sur la table et en le regardant intensément. Tu as failli nous tuer tous je ne sais combien de fois, bon sang ! Et tu as sans doute tué plus d’une personne, avec tes… acrobaties en chambre. Tu nous colles aux fesses un agent de la Culture, tu nous kidnappes pour nous emmener sur une planète située en pleine zone de combats et où personne n’a jamais été autorisé à atterrir, et tout ça pour chercher une chose que les deux belligérants désirent assez ardemment pour… Enfin, si les Idirans engagent une bande de mercenaires de seconde zone à moitié décimée, c’est qu’ils doivent être drôlement désespérés… Quant à la Culture, si c’est vraiment elle qui a voulu nous empêcher de quitter le dock, elle doit avoir sacrément la trouille pour risquer de transgresser la neutralité du Finalités et quelques-unes de ses précieuses conventions de guerre.

« Tu crois peut-être maîtriser la situation, et tu penses sans doute que le jeu en vaut la chandelle, mais moi non, et je n’aime pas non plus l’idée d’être ainsi laissée dans le noir complet. Regardons un peu les choses en face : ces derniers temps, tu n’as essuyé que des échecs. Alors risque ta vie si ça te chante, mais tu n’as pas le droit de mettre la nôtre en danger par-dessus le marché. Plus maintenant. Peut-être qu’on n’a pas tous envie de se ranger du côté des Idirans ! Mais même si on les préférait à la Culture, aucun d’entre nous n’a signé pour se retrouver en première ligne ! Enfin merde, Kraiklyn… On n’est ni… équipés ni entraînés pour se mesurer à ces gens-là.

— Je sais tout cela, répondit Horza. Mais normalement, on ne devrait pas rencontrer de forces armées. La Barrière de Sérénité qui entoure le Monde de Schar s’étend tellement loin dans l’espace qu’il est impossible de la voir tout entière. Nous nous dirigeons vers elle selon une trajectoire choisie au hasard, et quand ils nous repéreront, ils ne pourront pas intervenir, quel que soit le vaisseau dont ils disposent. Même une Flotte de Guerre Classe Un ne pourrait nous barrer la route. Et ce sera la même chose au retour.

— Ce que tu essaies de nous dire, commenta Yalson en se renfonçant dans son siège, c’est que, comme d’habitude, « on débarque et on rembarque sans problème ».

— Peut-être bien, répondit Horza en riant.

— Dites donc, coupa subitement Wubslin en consultant le terminal qu’il venait de sortir de sa poche. Il est presque l’heure !

Il se leva précipitamment et disparut par la porte de la passerelle. Quelques secondes plus tard, l’écran du mess changea d’aspect : l’image tournoya, puis montra Vavatch. L’immense Orbitale était suspendue dans l’espace, à la fois ténébreuse et tout illuminée par endroits, à la fois diurne et nocturne, pleine de bleus, de blancs et de noirs. Tous les yeux se tournèrent vers l’écran.

Wubslin vint reprendre sa place. Horza se sentait las. Tout son corps réclamait le repos, beaucoup de repos. Il avait encore le cerveau tout bourdonnant sous l’effet de la concentration et de la quantité d’adrénaline qu’il lui avait fallu pour piloter la TAC à travers le VSG, mais il était encore trop tôt. Que faire maintenant ? Où était son intérêt ? Valait-il mieux révéler sa véritable identité, dire qu’il était un Métamorphe et qu’il avait tué Kraiklyn ? Quel degré de loyauté éprouvaient-ils à l’égard d’un chef dont ils ignoraient encore la mort ? Yalson était peut-être la plus loyale de tous, mais se réjouirait certainement de le savoir en vie, lui… Et pourtant, c’était elle qui avait déclaré que tous ne seraient sans doute pas du côté des Idirans… Jamais elle n’avait affiché de sympathie particulière pour la Culture, au temps où ils étaient proches, mais elle avait pu changer d’avis depuis.

Il avait même la possibilité de se re-métamorphoser dans l’autre sens ; un assez long voyage les attendait, au cours duquel il ne lui serait probablement pas impossible – peut-être avec l’aide de Wubslin – de modifier les codes d’accès de la TAC. Mais avait-il vraiment intérêt à ce que les autres le sachent ? Et puis il y avait Balvéda ; qu’allait-il faire d’elle ? Il avait bien pensé l’utiliser comme monnaie d’échange avec la Culture, mais ils semblaient désormais hors de danger, et leur prochaine escale serait le Monde de Schar, où elle représenterait au mieux un handicap, un poids mort. Non, mieux valait l’éliminer tout de suite. Mais, d’une part, ce serait sans doute assez mal vu par les membres de la Compagnie, surtout Yalson, et, d’autre part, même s’il avait du mal à l’admettre, Horza pressentait qu’il lui serait personnellement très pénible de tuer l’agent de la Culture. Ils étaient ennemis, certes, et chacun des deux avait frôlé la mort de près sans que l’autre fasse quoi que ce soit pour intervenir ; mais de là à la tuer de ses propres mains…

Mais peut-être essayait-il seulement de s’en persuader. Peut-être cela ne le gênerait-il pas outre mesure, au contraire. Cette espèce de fausse camaraderie qu’on se témoignait entre gens du métier, même quand on appartenait au camp adverse, n’était peut-être qu’une imposture, en fait. Il ouvrit la bouche pour demander à Yalson d’étourdir à nouveau l’agent de la Culture, mais Wubslin le prit de vitesse.

— C’est parti !

Sur ces mots, l’Orbitale de Vavatch commença à se désintégrer.

L’image qu’en donnait l’écran du mess était une version hyperspatiale compensée de la réalité ; aussi, même s’ils étaient déjà sortis du système de Vavatch, ils pouvaient assister à l’événement pratiquement en temps réel. Exactement à l’heure prévue, le Véhicule Système Général invisible, anonyme, et toujours extrêmement militarisé qui croisait quelque part dans les parages du système de Vavatch, ouvrit le feu. C’était presque certainement un VSG de classe Océan, sans doute celui-là même dont ils avaient capté le message quelques jours auparavant, sur l’écran du réfectoire, alors qu’ils se dirigeaient vers Vavatch, donc de taille bien inférieure au géant Finalités, lequel était – conflit oblige – devenu obsolète. Un vaisseau de classe Océan aurait aisément pu prendre place dans un seul Dock Général du VSG mais tandis que ce dernier – qui devait actuellement se trouver à une heure de l’Orbitale – était bourré de passagers, le vaisseau Océan était probablement bourré de cuirassés et armements divers.

L’Orbitale se trouva prise sous un bombardement serré. Horza vit l’écran flamboyer intégralement, puis les capteurs accommodèrent et compensèrent l’excès de brillance. Il s’était attendu à ce que la Culture découpe toute l’Orbitale à coups d’énergie-réseau, puis crible les morceaux de rayons EAM, mais rien de tel n’arriva. Au lieu de cela, un unique faisceau lumineux d’un blanc aveuglant apparut sur toute la largeur de la face diurne de l’Orbitale, dessinant une lame fine et impitoyable porteuse de destruction silencieuse qui fut instantanément noyée dans le manteau nuageux, moins éclatant maintenant, mais toujours aussi blanc. Ce trait de lumière faisait partie intégrante du réseau proprement dit, ce tissu d’énergie qui sous-tendait l’univers entier et le séparait du règne un peu plus jeune et plus limité de l’antimatière.

Comme les Idirans, la Culture savait à présent maîtriser en partie cette puissance redoutable, suffisamment du moins pour la mettre au service de l’annihilation. Sur l’Orbitale pointait à présent un pinceau d’énergie venu de nulle part et qui traversait de part en part l’univers tridimensionnel ; devant lui la Mer Circulaire entrait en ébullition, les deux mille kilomètres de muraille transparente entraient en fusion, le fondement même de l’Orbitale se volatilisait sur ses trente-cinq mille kilomètres de largeur.

Vavatch, cet anneau de quatorze millions de kilomètres, était en train de se dérouler. Telle une chaîne aux maillons brisés.

Il n’y avait plus rien pour maintenir sa cohésion ; la force engendrée par sa propre rotation, source de son cycle jour-nuit et de sa gravité artificielle, allait la faire voler en éclats. À une vitesse avoisinant les cent trente kilomètres seconde, Vavatch se précipitait dans les profondeurs de l’espace en se détendant comme un ressort brusquement libéré.

Le trait de feu livide disparut et réapparut à plusieurs reprises, poursuivant méthodiquement sa trajectoire circulaire autour de l’Orbitale pour revenir à son point d’impact initial, divisant proprement l’ensemble en carrés de trente-cinq mille kilomètres de côté, chacun contenant une tranche composée de trillions et de trillions de tonnes de matériau de base ultradense, d’eau, de terre et d’air.

Vavatch virait au blanc. Le quadrillage provoqua tout d’abord l’apparition d’une bordure nuageuse due à l’évaporation de l’eau, puis l’air qui s’échappait de chaque carré comme l’épais fumet qui s’élève d’un plat posé sur une table transforma la vapeur d’eau en glace. L’océan lui-même, qui n’était plus maintenu en place par la force de la rotation, commençait à se déplacer, à se déverser avec une lenteur infinie par-dessus le bord des plaques de matériau fragmenté, puis se muait en glace à son tour et s’envolait dans l’espace en tournoyant sur lui-même.

Le pinceau de lumière resplendissant et précis poursuivait sa progression, revenant en sens inverse de la rotation, tranchant sans bavure des sections incurvées d’Orbitale qui continuaient de tourner sur elles-mêmes, en émettant des éclairs soudains, mortels, une lumière dont la source se situait en dehors de la substance normale de la réalité.

Horza se souvint du nom que Jandraligeli avait donné au phénomène le jour où Lénipobra avait évoqué avec tant d’enthousiasme la destruction de l’Orbitale.

« L’arme de la fin du monde », avait-il déclaré. Contemplant l’écran, Horza crut comprendre ce qu’avait voulu dire le mondlidicien.

Tout était en train de disparaître à jamais. Tout. L’épave de l’Olmédréca, l’iceberg tabulaire qu’il avait heurté, l’épave de la navette, le cadavre de Mipp, celui de Lénipobra, les restes de Fwi-Song et de M. Premier… Et les autres Mangeurs, ceux qu’il avait quittés vivants – si on n’était pas venu les chercher, ou s’ils avaient persisté dans leur refus. Et l’arène de Débâcle, les bassins d’amarrage, le cadavre de Kraiklyn, l’hydroglisseur, les animaux terrestres et marins, les oiseaux, les germes, tout. Tout cela se consumait ou se congelait en un éclair et, subitement privé de poids, se retrouvait projeté dans l’espace, vers l’anéantissement et la mort.

L’infatigable trait de feu acheva son parcours autour de l’Orbitale et revint pratiquement à son point de départ. Vavatch n’était plus qu’une rosace de carrés plats et blancs qui s’éloignaient lentement les uns des autres en direction des étoiles : quatre cents tranches distinctes d’eau, de vase, de terre et de matériau de base, le tout en congélation rapide, qui filaient de biais au-dessus ou au-dessous du plan des planètes du système comme autant de mondes quadrangulaires isolés.

Il y eut alors un moment de grâce tandis que Vavatch rendait l’âme dans une explosion de splendeur solitaire. En son cœur de ténèbres naquit une déflagration lactescente, un nouveau flamboiement d’étoiles : le Moyeu de l’Orbitale était à son tour frappé par la terrible source d’énergie qui venait de foudroyer le monde proprement dit.

Alors, telle une cible atteinte, Vavatch s’embrasa tout entière.

Au moment où Horza se disait que la Culture allait sûrement se contenter de ce résultat, l’écran s’emplit à nouveau de lumière. Les tranches aplaties pareilles à des cartes à jouer disparurent ainsi que le Moyeu dans une explosion de lumière coruscante et glacée, comme si un million d’infimes étoiles blanches transperçaient de leur fulgurance chacun des morceaux éclatés.

Puis la luminescence s’affadit, et on vit que les quatre cents portions de monde et leur Moyeu central avaient cédé la place à un réseau de blocs en forme de dés qui explosaient tour à tour en se détachant les uns des autres, ainsi que de l’Orbitale en pleine désintégration.

Les blocs s’embrasèrent à leur tour et éclatèrent lentement en un milliard de petits points lumineux qui, en s’évanouissant, laissèrent derrière eux des traces presque trop infimes pour être perçues.

Vavatch n’était plus qu’un disque ventru en forme de spirale où tournoyaient des échardes scintillantes, et qui s’enflait très lentement sur fond d’étoiles lointaines tel un anneau de poussière chatoyante. Avec son noyau resplendissant, on croyait voir un monstrueux œil fixe et sans paupière.

L’écran s’illumina une dernière fois. Cette fois, on ne pouvait plus distinguer de points lumineux isolés. C’était comme si l’image floue, agrandie, du monde circulaire maintenant morcelé luisait sous l’effet de sa propre chaleur interne, et en extrayait un nuage en forme de tore, un halo de luminosité blanche pourvu en son centre d’un iris évanescent. Puis le spectacle prit fin, et, dans son lent épanouissement, le nimbe du monde anéanti ne fut bientôt plus éclairé que par le soleil.

Il y avait certainement encore beaucoup à voir sur d’autres longueurs d’ondes, mais l’écran du mess était en mode lumière normale. Seuls les Mentaux et les astronefs contempleraient dans sa totalité la destruction de l’Orbitale ; eux seuls seraient en mesure d’y voir tout ce qu’elle avait à offrir. De la gamme totale du spectre électromagnétique, l’œil nu des humains ne pouvait percevoir qu’un pour cent, une unique octave de rayonnement sur un interminable clavier de tons. Les capteurs de vaisseaux n’en perdraient pas une miette ; ils recevraient tout, jusqu’au bout du spectre, de manière beaucoup plus détaillée et à une vitesse apparente beaucoup plus réduite. L’œil humain avait beau trouver impressionnante la destruction de l’Orbitale, il n’en passait pas moins complètement à côté de sa véritable dimension. Un spectacle destiné aux machines, songea Horza ; voilà ce dont il s’agit en fait. Une attraction pour ces fichues machines.

— Par Chicel…, fit Dorolow.

Wubslin soupira bruyamment et secoua la tête. Yalson se tourna vers Horza. Aviger resta face à l’écran.

— Étonnant, ce qu’on peut réaliser quand on s’y met, n’est-ce pas…, Horza ?

Bêtement, il crut d’abord que c’était Yalson qui venait de parler. Mais naturellement, c’était Balvéda.

Celle-ci relevait lentement la tête. Ses grands yeux noirs bien ouverts, elle avait l’air sonnée et se laissait toujours aller en avant contre les sangles de son siège. Néanmoins, elle s’était exprimée d’une voix claire et assurée.

Yalson tendit la main vers l’arme posée sur la table, mais se borna à l’attirer à elle, sans la prendre en main. Elle enveloppa l’agent de la Culture d’un regard soupçonneux. Aviger, Dorolow et Wubslin la contemplaient aussi.

— Les batteries de l’étourdisseur sont à plat, ou quoi ? interrogea Wubslin.

Yalson continuait à regarder Balvéda, les yeux plissés.

— Tu t’emmêles un peu. Gravante… enfin, quel que soit ton vrai nom. Parce que lui, c’est Kraiklyn.

Balvéda sourit à Horza, qui tâchait de ne rien laisser paraître. Il ne savait plus quelle conduite adopter. Il n’en pouvait plus. Tout cela lui demandait trop d’efforts. Advienne que pourra, songea-t-il. Il en avait assez de prendre des décisions.

— Alors, reprit Balvéda. Tu vas le leur dire, ou bien faut-il que je m’en charge ?

Il ne répondit pas. Il observait le visage de la jeune femme. Celle-ci inspira profondément et reprit :

— Très bien, puisque c’est comme ça, je dis tout. (Elle se tourna vers Yalson.) Cet homme s’appelle Bora Horza Gobuchul, et il prend l’apparence de Kraiklyn. Horza est un Métamorphe de Heibohre et travaille pour les Idirans. Cela dure depuis six ans. Il s’est métamorphosé pour devenir Kraiklyn. À mon avis, votre véritable chef est mort. Horza l’a sans doute tué, ou au moins abandonné dans un coin d’Évanauth ou de ses environs. Je suis sincèrement désolée. (Elle les regarda tour à tour, sans oublier le petit drone.) Et si je ne me trompe pas, nous voilà tous partis pour aller faire un petit tour dans un endroit appelé Monde de Schar. Enfin, en ce qui vous concerne du moins. J’ai idée que mon parcours personnel va s’avérer légèrement plus court – et infiniment plus long.

Balvéda gratifia Horza d’un sourire ironique.

— Deux, maintenant ? fit le drone sans s’adresser à personne en particulier. Je suis coincé dans une antiquité pleine de fuites et digne d’un musée avec à bord deux déments à tendance paranoïaque ?

— Ce n’est pas vrai ? demanda Yalson sans tenir compte de l’intervention de la machine et en fixant intensément Horza. Ce n’est pas vrai… ? Elle ment, n’est-ce pas ?

Wubslin se retourna vers le Métamorphe. Aviger et Dorolow échangèrent un regard. Horza soupira et ôta ses pieds de la table pour se redresser sur son siège. Il se pencha en avant et cala ses coudes sur la table, puis son menton dans ses paumes. Il observait la scène, tous les sens en éveil, cherchant à jauger l’humeur des personnes présentes. Il avait conscience de la distance à laquelle chacun d’entre eux se trouvait, conscience de la tension qui les gagnait, et savait exactement combien de temps il lui faudrait pour dégainer le pistolet à plasma qu’il portait sur sa hanche droite. Il leva la tête et les dévisagea l’un après l’autre avant de s’arrêter sur Yalson.

— Si, fit-il. C’est vrai.

Le silence se fit. Horza attendait une réaction. Au lieu de cela, on entendit une porte s’ouvrir au bout du couloir de la section habitation. Tous les regards se tournèrent vers la porte.

Neisin fit son apparition, vêtu en tout et pour tout d’un short crasseux. Tout décoiffé, les yeux mi-clos, il avait la peau constellée de taches alternativement sèches ou moites et le teint blafard. Des relents de boisson se propagèrent progressivement dans le mess. Il embrassa la pièce du regard, bâilla, salua l’assistance d’un hochement de tête puis désigna vaguement les débris qui gisaient toujours un peu partout alentour et dit :

— Y a presque autant de pagaïe ici que dans ma cabine. On croirait qu’on a manœuvré, ou quelque chose dans ce genre. Excusez-moi. Je croyais que c’était l’heure de manger. Bon, je crois que je vais retourner me coucher.

Sur quoi il bâilla à nouveau et s’en fut. La porte se referma derrière lui.

Balvéda riait sans bruit. Horza distingua des larmes dans ses yeux. Les autres semblaient simplement perplexes. Le drone annonça :

— Ma foi, l’observateur qui sort d’ici est sans doute la seule personne douée de raison à bord de cet asile ambulant. (La machine pivota sur la table et en érafla la surface en se retournant vers Horza.) Prétendez-vous réellement être un de ces légendaires imitateurs d’êtres humains ? lui demanda-t-il avec un soupçon de sarcasme dans la voix.

Horza dirigea son regard vers le bout de la table, puis le plongea dans les yeux soucieux et méfiants de Yalson.

— C’est ce que je suis, oui.

— Mais leur race est éteinte ! commenta Aviger en secouant la tête.

— Certainement pas, contra Balvéda en tournant brièvement vers le vieil homme sa tête à l’ossature délicate. Mais ils font dorénavant partie de la sphère d’influence idirane ; ils ont été absorbés. Certains d’entre eux soutenaient les Idirans depuis toujours ; d’autres sont partis ou ont décidé d’unir leur destinée à celle des Idirans. Horza est de la première espèce. Il ne peut pas supporter la Culture. S’il vous emmène tous sur le Monde de Schar, c’est dans le but d’y récupérer un Mental naufragé pour le compte de ses maîtres idirans. Un Mental de la Culture. Afin que la galaxie soit libérée du joug humain et que les Idirans aient enfin les mains libres pour…

— Ça suffit, Balvéda, coupa Horza.

Elle haussa les épaules.

— Alors tu es Horza, fit Yalson en le montrant du doigt. (Il acquiesça, et elle secoua négativement la tête.) Je ne peux pas y croire. Je commence à penser comme le drone : vous êtes tous les deux fous à lier. Tu as pris un sale coup sur la tête, Kraiklyn ; quant à toi, ma fille, fit-elle en se tournant vers Balvéda, ce truc-là a dû te déranger la cervelle.

Yalson ramassa l’étourdisseur pour le reposer aussitôt.

— Ma foi, déclara Wubslin en se grattant la tête et en regardant Horza comme s’il était une espèce de pièce à conviction, je trouvais bien le commandant un peu bizarre. Ce qu’il a fait dans le VSG ne lui ressemblait pas du tout.

— Qu’est-ce que tu as fait, Horza ? s’enquit Balvéda. J’ai manqué quelque chose, à ce qu’il paraît. Comment as-tu réussi à te sortir de là ?

— Par la voie des airs, Balvéda. Je me suis servi des moteurs et du laser pour m’ouvrir un passage.

— Vraiment ?

Balvéda rejeta la tête en arrière et éclata à nouveau de rire. Mais ce rire, s’il se prolongea assez longtemps, était un peu trop sonore, et les larmes lui vinrent un peu trop promptement aux yeux.

— Ho-ho ! Eh bien, là, tu m’en bouches un coin. Moi qui croyais qu’on t’avait enfin coincé.

— À quel moment as-tu compris la vérité ? lui demanda-t-il posément.

Elle renifla et chercha à s’essuyer le nez sur son épaule.

— Compris quoi ? Ah, tu veux dire : à quel moment j’ai compris que tu n’étais pas Kraiklyn ? (Elle passa sa langue sur sa lèvre supérieure.) Oh, juste avant que tu ne montes à bord. On avait lancé un microdrone travesti en mouche. Il était programmé pour se poser sur quiconque s’approcherait du vaisseau tant qu’il était au dock, et pour prélever un échantillon de peau, ou un poil. Nous t’avons identifié à partir de tes chromosomes. Il y avait un autre agent à l’extérieur ; il a dû braquer son effecteur sur les commandes du dock quand il a compris que tu étais prêt à décoller. Moi, j’étais censée agir au mieux au cas où tu ferais ton apparition. Te tuer, te capturer, mettre le vaisseau hors d’usage, bref… n’importe quoi. Mais ils m’ont mise au courant trop tard. Ils savaient que leurs signaux pouvaient être interceptés, mais comme ils commençaient à s’inquiéter sérieusement, ils m’ont tout de même avertie.

— C’était ça, le bruit que tu as entendu dans son fourre-tout juste avant que je ne l’étourdisse, dit Horza à Yalson avant de reporter son regard sur Balvéda. Au fait, je me suis débarrassé de ton matériel. Je l’ai balancé dans les vactubes. Ta bombe a explosé.

Balvéda parut s’affaisser encore plus dans son siège. Manifestement, elle avait gardé l’espoir de récupérer ses affaires. À la limite, elle avait espéré que la bombe se déclencherait plus tard et que, mourir pour mourir, elle ne serait pas morte toute seule… et pour rien.

— Ah oui, fit-elle en baissant les yeux sur la table, les vactubes.

— Et Kraiklyn dans tout ça ? interrogea Yalson.

— Mort, répondit Horza. Je l’ai tué.

— Ah bon, fit-elle avec de petits claquements de langue exprimant sa désapprobation. Enfin, c’est comme ça. J’ignore si vous êtes tous les deux fous ou si vous dites la vérité ; les deux possibilités sont également sordides. (Elle regarda Balvéda, puis Horza, et dit à ce dernier en haussant les sourcils :) Au fait, si tu es bien Horza, ça me fait moins plaisir de te revoir que je n’aurais cru.

— Je suis désolé.

Elle se détourna de lui.

— Je continue de croire que la meilleure solution est de retourner au VSG et de soumettre toute l’affaire aux autorités, dit le drone en s’élevant très légèrement au-dessus de la table et en les regardant tour à tour.

Horza se pencha en avant et lui donna de petits coups sur la coque. La machine se retourna pour lui faire face.

— Sache, tas de ferraille, que nous nous dirigeons vers le Monde de Schar. Si tu souhaites réintégrer le VSG, je serai ravi de t’expédier dans un vactube et de te laisser retrouver tout seul ton chemin. Mais si tu parles encore une seule fois de faire marche arrière et de subir un procès en règle, je fais sauter ta putain de cervelle synthétique, compris ?

— Comment osez-vous me parler sur ce ton ? beugla le drone. Je vous prie de considérer que je suis un Artefact Libre et Accrédité, certifié intelligent-conscient aux termes des Lois sur le Libre-Arbitre promulguées par le Bureau des Critères Moraux Unifiés de la zone de Vavatch, et bénéficiant de tous les attributs de la citoyenneté de l’Hétérocratie de Vavatch. J’aurai bientôt remboursé intégralement ma Dette de Génération, ce qui me permettra de faire exactement ce qui me plaît, et sachez que j’ai d’ores et déjà été accepté dans un cours supérieur de parathéologie appliquée, à l’Université de…

— Est-ce que tu vas bientôt fermer ton putain de… de haut-parleur et m’écouter ? vociféra Horza, mettant ainsi fin au monologue ininterrompu de la machine. Nous ne sommes pas sur Vavatch, et je me fiche de savoir à quel point tu es malin et bardé de qualifications. Tu es maintenant à bord de ce vaisseau, et tu fais ce que je te dis de faire. Tu veux débarquer ? Eh bien, vas-y, regagne tout seul ce qui reste de ta putain de précieuse Orbitale ! Mais si tu restes, tu obéis aux ordres. Sinon, à la ferraille.

— Ce sont les termes du choix qui s’offre à moi ?

— Tout juste. Alors mets à profit un peu de ton fameux libre-arbitre accrédité et prends ta décision sur-le-champ.

— Je… (Le drone s’éleva à nouveau dans les airs, puis redescendit vers la table.) Hmm, fit-il. Très bien. Je reste.

— Et j’obéis aux ordres.

— Et j’obéis aux ordres…

— Parfait, et maintenant…

— … dans les limites de la raison.

— Attention, tas de ferraille…, menaça Horza en faisant mine de saisir son pistolet à plasma.

— Oh, bonté divine, l’ami ! s’exclama le drone. Qu’est-ce qu’il vous faut donc ? Un robot ? ironisa-t-il. On ne peut pas « éteindre » mes facultés de raisonnement en appuyant sur un bouton ; je ne saurais choisir de ne pas avoir de libre-arbitre. Je peux très bien jurer d’obéir à n’importe quel ordre donné sans me soucier des conséquences, vous savez ; et même m’engager à me sacrifier pour vous si vous me le demandez. Seulement, je mentirais dans le seul but de rester en vie. Je promets de me montrer aussi obéissant et loyal que n’importe quel autre membre humain de l’équipage… sinon le plus obéissant et le plus loyal. Par pitié, mon ami, au nom de la raison, que pouvez-vous demander de plus ?

Saleté de faux jeton, songea Horza.

— Ma foi, je suppose qu’il faudra s’en contenter. Et maintenant…

— Néanmoins, je suis immédiatement contraint de vous informer légalement que, aux termes de mon Contrat Constructif Rétrospectif, mon Contrat de Prêt allié à ma Dette de Génération et mon Contrat de Travail, le fait de m’avoir enlevé de force à mon lieu de travail vous oblige à prendre à votre charge le remboursement de ladite dette, et ce jusqu’à mon retour, et vous rend passible de poursuites au titre du droit civil autant que pénal, et…

— Bon sang, drone, coupa Yalson. T’es sûr que c’est pas plutôt en droit que tu devrais t’inscrire ?

— J’assume toutes mes responsabilités, drone, l’informa Horza. Et maintenant, tu vas la fer…

— Eh bien, j’espère que vous êtes assuré en conséquence, marmotta le drone.

— … mer !

— Horza ? fit Balvéda.

— Oui, Pérosteck ?

Il se tourna vers elle avec soulagement. La jeune femme avait les yeux brillants. Elle se passa de nouveau la langue sur la lèvre supérieure, puis se remit à fixer le dessus de la table, la tête baissée.

— Et moi, qu’est-ce que je deviens dans tout ça ?

— Eh bien, répondit-il lentement, il m’est bien venu à l’idée de te balancer toi aussi dans un vactube…

Il la vit se contracter, ainsi d’ailleurs que Yalson ; celle-ci se tourna sur sa chaise afin de lui faire face, les poings serrés et la bouche ouverte pour parler. Il poursuivit :

— … Mais tu peux encore m’être de quelque utilité, et… ma foi, appelle ça du sentiment si tu veux. (Un sourire. Puis :) Naturellement, il va falloir que tu sois très sage.

Balvéda leva les yeux sur lui. On voyait sur son visage qu’elle retrouvait de l’espoir, mais aussi qu’elle craignait de se réjouir trop vite.

— Tu es sincère, j’espère ? demanda-t-elle calmement.

Horza acquiesça.

— Absolument. De toute façon, je ne peux pas me débarrasser de toi avant de savoir comment tu as fait pour t’enfuir de la Main de Dieu.

Balvéda se détendit et respira profondément. Le rire qui s’échappa de ses lèvres fut presque silencieux. Yalson rivait sur Horza un regard amer tout en pianotant sur la table.

— Yalson, dit Horza. J’aimerais que Dorolow et toi emmeniez Balvéda quelque part pour… la déshabiller. Enlevez-lui sa combinaison, mais aussi le reste. (Il sentit tous les regards peser sur lui. Balvéda prit un air faussement choqué et arqua les sourcils. Il poursuivit :) Prenez le matériel chirurgical et, quand elle sera nue, faites-lui passer tous les examens possibles et imaginables ; il faut s’assurer qu’elle n’a sur elle ni poche dermique, ni implants, ni prothèses ; soumettez-la aux ultrasons, aux rayons X, à la RMN, tout. Cela fait, vous lui trouverez des vêtements. Jetez sa combi dans un vactube, ainsi que tous bijoux ou autres affaires personnelles de quelque taille que ce soit, même si elles semblent parfaitement inoffensives.

— Tu veux peut-être aussi qu’on la lave, qu’on l’enduise d’huile, puis qu’on lui mette une tunique blanche et qu’on l’étende sur un autel de pierre, non ? fit Yalson d’un ton acide.

Horza secoua la tête.

— Je veux qu’on lui enlève tout ce qui pourrait lui servir d’arme, tel quel ou après transformation. Parmi les derniers gadgets distribués par la Culture aux agents de Circonstances Spéciales, il y a ce qu’ils appellent des « mémoformes » ; celles-ci peuvent prendre l’aspect de broches, de médaillons… (il sourit à Balvéda, qui réagit en hochant la tête d’un air amer) ou de n’importe quoi d’autre. Mais qu’on leur fasse subir un certain traitement – en les touchant au bon endroit, par exemple, en les mouillant ou en prononçant un mot bien précis –, et elles se transforment en communicateur, en arme ou en bombe. Je ne veux pas prendre le risque de garder à bord tout objet potentiellement plus dangereux que Balvéda elle-même.

— Que se passera-t-il quand on arrivera sur le Monde de Schar ? interrogea cette dernière.

— On va te donner des vêtements chauds. Si tu t’emmitoufles bien, tu ne risques rien. Mais ni combi, ni armes.

— Et nous ? demanda Aviger. Qu’est-ce qu’on est censés faire en arrivant là-bas ? En partant du principe qu’ils te laisseront aborder, ce qui m’étonnerait.

— Je ne sais pas encore, répondit sincèrement Horza. Vous serez peut-être obligés de venir avec moi. Je vais voir si je peux ou non intervenir sur les codes d’accès du vaisseau. Il se peut que vous puissiez tous demeurer à bord ; mais si ça se trouve, vous devrez descendre à terre avec moi. Quoi qu’il en soit, il y a là-bas d’autres Métamorphes, des gens comme moi mais qui ne travaillent pas pour les Idirans. Ils devraient pouvoir vous prendre en charge si mon absence se prolonge.

« Naturellement, reprit-il en regardant Yalson, si l’un d’entre vous souhaite m’accompagner, je suis sûr qu’on peut considérer cette mission comme une de vos opérations habituelles, y compris au niveau du partage des gains. Quand je n’aurai plus besoin de la TAC, ceux d’entre vous que ça intéresse pourront se l’approprier et en faire ce qu’ils voudront ; la vendre, par exemple. À votre guise. Quoi qu’il arrive, vous serez libres de faire ce qui vous plaît dès que j’aurai rempli ma mission sur le Monde de Schar – ou, du moins, quand j’aurai fait tout ce qui est en mon pouvoir pour l’accomplir.

Yalson, qui ne l’avait pas quitté des yeux, se détourna en secouant la tête. Wubslin regardait en direction de la passerelle. Aviger et Dorolow se regardaient dans les yeux. Le drone ne soufflait mot.

— Bon, reprit Horza en se levant avec raideur. Yalson et Dorolow, si vous voulez bien vous occuper de Balvéda… (Avec une répugnance affichée, Yalson soupira et se leva à son tour. Dorolow entreprit de défaire les sangles qui maintenaient encore l’agent de la Culture.) Et montrez-vous très prudentes avec elle, insista-t-il. Que l’une de vous deux se tienne constamment à distance en braquant son arme sur elle pendant que l’autre la fouille.

Yalson marmotta quelques mots inintelligibles et ramassa l’étourdisseur sur la table. Horza se tourna vers Aviger.

— On devrait dire à Neisin qu’il a vraiment raté quelque chose, tu ne crois pas ?

Aviger hésita, puis opina.

— D’accord, Kraik…

Il s’interrompit, émit deux ou trois sons indistincts puis se tut. Il se remit debout et partit d’un bon pas en direction des cabines.

— Moi, je vais aller ouvrir les compartiments avant, histoire de jeter un coup d’œil au laser, Kraiklyn, si tu n’y vois pas d’objections, ajouta Wubslin. Enfin, je veux dire : Horza.

Immobile, les sourcils froncés, l’ingénieur se grattait le cuir chevelu. Horza lui répondit d’un hochement de tête. L’autre mit la main sur une cruche à bec propre et intacte, alla se servir à boire au distributeur de boissons fraîches puis suivit le même chemin qu’Aviger.

Dorolow et Yalson avaient fini de libérer Balvéda. Pâle, celle-ci s’étira de toute sa haute taille en fermant les yeux et en rejetant la tête en arrière. Puis elle passa la main dans sa courte chevelure rousse. Dorolow la tenait à l’œil. Yalson avait l’étourdisseur en main. Balvéda fit rouler ses épaules, puis fit signe qu’elle était prête.

— Bien, fit Yalson en agitant son arme pour lui intimer l’ordre d’avancer. On va faire ça dans ma cabine.

Horza se leva pour laisser passer les trois femmes. Lorsque Balvéda arriva devant lui, marchant à longues foulées souples que ne gênait en aucune manière sa combinaison légère, il lui demanda :

— Alors, Balvéda… On peut savoir comment tu t’es sauvée de la Main de Dieu ?

La jeune femme s’arrêta et dit :

— J’ai tué le garde et j’ai attendu, Horza. L’UCG a réussi à capturer le croiseur sans lui causer de dégâts. Au bout d’un moment, de gentils drones-soldats sont venus me libérer.

Un haussement d’épaules.

— Seule et sans armes, tu t’es débrouillée pour abattre un Idiran en armure de combat et équipé d’un laser ? demanda Horza d’un ton sceptique.

Nouveau haussement d’épaules.

— Je n’ai pas dit que ça avait été facile.

— Et Xoralundra ? s’enquit Horza en réprimant un sourire.

— Ton vieux copain idiran ? Il a probablement pu s’enfuir. Quelques-uns y sont parvenus. En tout cas, il n’était ni parmi les morts ni parmi les captifs.

Le Métamorphe acquiesça et lui fit signe de poursuivre son chemin. Yalson et Dorolow sur ses talons, Pérosteck Balvéda disparut dans la coursive menant à la cabine de Yalson. Horza reporta son attention sur le drone toujours posé sur la table.

— Crois-tu pouvoir te rendre utile, drone ?

— Puisque vous avez manifestement l’intention de nous garder tous prisonniers ici, et de nous emmener avec vous sur ce tas de boue peu séduisant et loin de tout, autant contribuer à rendre le voyage aussi peu dangereux que possible. Je peux vous apporter mon aide pour ce qui concerne la maintenance du vaisseau, si vous voulez. Toutefois, je préférerais nettement que vous m’appeliez par mon nom, au lieu d’employer les termes « drone » ou « machine » qui, dans votre bouche, sonnent comme des gros mots. Mon nom est Unaha-Closp. Est-ce trop vous demander que de l’utiliser quand vous me parlez ?

— Mais pas du tout, Unaha-Closp, pas du tout, répondit Horza en en rajoutant dans la servilité. Croyez bien qu’à l’avenir je ne manquerai pas de vous donner ce nom.

— Cela vous paraît peut-être amusant, reprit le drone en s’élevant à la hauteur des yeux de l’homme, mais, pour moi, c’est important. Je ne suis pas un simple ordinateur ; je suis un drone. Je suis conscient, et je possède une identité individuelle. D’où le fait que je porte un nom.

— Puisque je te dis que je m’en servirai.

— Merci. Je m’en vais voir si votre ingénieur a besoin d’aide pour inspecter le logement du laser.

Sur ces mots, il se rapprocha de la porte. Horza le suivit du regard.

Le Métamorphe resta seul. Il se rassit et contempla l’écran au fond du mess. Les restes de Vavatch y luisaient d’un éclat stérile ; le vaste nuage de matière était encore visible, mais il se refroidissait et, formant un amas sans vie, s’enfonçait en tournoyant dans l’espace. À mesure que le temps passait, il devenait de plus en plus irréel, fantomatique, immatériel.

Horza se laissa aller contre le dossier de son siège et ferma les yeux. Il préférait attendre un peu avant d’aller dormir, pour laisser aux autres le temps de méditer sur ce qu’ils venaient d’apprendre. Après cela, ils seraient plus prévisibles ; Horza saurait s’il était en sécurité pour l’instant, ou bien s’il devait tous les surveiller de près.

D’autre part, il tenait à attendre que Yalson et Dorolow en aient fini avec Balvéda. L’agent de la Culture avait peut-être décidé d’attendre son heure, maintenant qu’elle était rassurée sur son avenir proche ; mais elle pouvait toujours tenter quelque chose. Auquel cas il voulait être éveillé. Il ne savait toujours pas s’il la tuerait ou non, mais au moins avait-il maintenant le temps d’y réfléchir, lui aussi.

 

La Turbulence Atmosphérique Claire compléta sa correction de trajectoire programmée et orienta son nez vers la Falaise Scintillante ; elle ne se dirigeait pas précisément vers l’étoile du Monde de Schar, mais suivait un itinéraire qui, en gros, l’amènerait dans ses parages.

Derrière elle, réduite à l’état d’innombrables fragments scintillants, l’Orbitale de Vavatch continuait à prendre de l’expansion ; elle irradiait, se dissolvait lentement dans le système qui portait son nom, et s’enflait vers les étoiles, portée par les furieux tourbillons de vent stellaire nés de la destruction d’un monde tout entier.

Horza resta quelques instants seul dans le mess, à regarder se dissiper les reliques de l’Orbitale.

Lumière sur fond de ténèbres, et un épais tore de débris, presque de néant. Un monde éradiqué d’un seul coup. Non pas seulement détruit – la toute première décharge d’énergie-réseau y aurait amplement pourvu –, mais oblitéré, décomposé avec soin et précision, presque avec art ; l’annihilation comme expérience esthétique. Il y avait une grâce arrogante dans tout cela, dans la froideur absolue de cette perversité raffinée… On en restait aussi impressionné qu’horrifié. Même Horza était obligé de reconnaître qu’il éprouvait – bien malgré lui – une certaine admiration.

En voulant donner une leçon aux Idirans et au reste de la communauté galactique, la Culture n’avait pas ménagé ses effets. De cette redoutable manifestation d’effort et de talent, elle avait réussi à faire une œuvre d’art… Mais c’était un message qu’elle allait regretter, songea Horza tandis que l’hyperlumière fonçait, à la différence de la lumière ordinaire, à travers la galaxie.

Voilà ce que la Culture avait à offrir ; c’était son signal, son avertissement, son héritage : le chaos naissant de l’ordre, la destruction surgissant de la construction, la mort surgissant de la vie.

Vavatch serait davantage que son propre monument funéraire ; elle commémorerait par la même occasion l’ultime et macabre manifestation de l’idéalisme fatal de la Culture, l’aveu tardif prouvant que non seulement elle n’était pas meilleure que les autres civilisations, mais en plus qu’elle était nettement, très nettement pire.

Ces gens cherchaient à dépouiller l’existence de toutes les injustices, à supprimer toutes les erreurs possibles dans ce message éternellement transmis qu’était la vie, erreurs qui, pourtant, donnaient à celle-ci sa raison d’être et de progresser (le souvenir des ténèbres le submergea et le fit frissonner)… Mais l’erreur ultime, suprême, c’étaient eux-mêmes qui la commettraient, et elle signerait leur perte.

Horza hésita à rejoindre la passerelle afin de basculer l’écran en mode espace réel et donc de revoir l’Orbitale intacte, telle qu’elle se présentait encore quelques semaines auparavant, lorsque la lumière réelle à travers laquelle se déplaçait la TAC était partie de Vavatch. Puis il secoua lentement la tête bien qu’il n’y eût personne pour le voir, et préféra rester devant l’écran silencieux, dans le fouillis du réfectoire désert.

Une forme de guerre
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